Une économie illégale, basée sur l’exploitation humaine, est en pleine croissance. Elle touche des produits que nous utilisons tous, du cacao aux ordinateurs. Les multinationales doivent réagir, face à l’absence de législation locale, de contrôles rigoureux, de moyens de preuve suffisants et autres éléments. Comment peuvent-elles engager cette bataille impliquant des milliards de dollars… et la gagner ? Et à quels risques sont-elles exposées si elles ne gardent pas un œil vigilant sur leur chaîne d’approvisionnement ?

En Côte d’Ivoire et au Ghana, deux millions d’enfants âgés de moins de 16 ans récolteraient des fèves de cacao dans des conditions dangereuses (emploi de pesticides, charges lourdes, brûlages dirigés et usage de machettes) pour le secteur du chocolat, un marché de 18,27 milliards de dollars représentant 18 % de l’offre mondiale [1].

Selon un rapport du programme Africa Up Close du Wilson Center, l’extraction et la production de diamants en Tanzanie, au Ghana, au Mali, au Burkina Faso, en Sierra Leone, en République démocratique du Congo et en République centrafricaine, emploierait un million d’enfants âgés de 5 à 17 ans, payés moins de deux dollars par jour, voire rien du tout [2].

Dans l’ensemble, l’Afrique enregistre le plus grand nombre d’enfants qui travaillent (72,1 millions) et le pourcentage le plus élevé (18,6 %) au monde [3].

Au Turkménistan, l’industrie du coton exploiterait des dizaines de milliers de personnes pour atteindre les quotas de production imposés dans le pays [4].

Malgré tous ces exemples d’exploitation humaine sur une chaîne d’approvisionnement, les entreprises qui achètent du cacao, du coton ou des diamants ont-elles toujours connaissance de cette triste réalité ? Une enquête réalisée en 2017 par le Chartered Institute of Procurement and Supply (CIPS) a montré que seuls 6 % des dirigeants d’entreprises britanniques étaient certains que leurs chaînes d’approvisionnement n’étaient pas touchées par l’esclavage moderne.

Human exploitation in the supply chain
L'esclavage moderne est souvent considéré comme un problème limité aux pays les plus pauvres. Cependant, son impact peut également se faire sentir dans les chaînes d'approvisionnement des multinationales. Source: Adobe Stock

L’exploitation humaine peut prendre de nombreuses formes, mais elle peut être difficile à détecter. Le nombre de personnes victimes d’esclavage moderne dans le monde serait de 40,3 millions, selon l’Indice mondial de l’esclavage 2018 de l’Organisation internationale du travail (OIT). Davantage de personnes encore sont assujetties au travail forcé ou sont des enfants. Les secteurs comme le textile, l’alimentation et l’agriculture, l’électronique, la construction, l’hôtellerie et l’entretien ménager sont particulièrement concernés.

Selon les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme des Nations unies, les entreprises, indépendamment de leur taille, de leur secteur, de leur lieu d’implantation, de leur régime de propriété et de leur structure, sont tenues de respecter les droits de l’homme, de ne pas contribuer à leurs violations et de remédier aux incidences négatives lorsqu’elles se produisent [5].

Les entreprises doivent comprendre qu’elles ont la responsabilité d’évaluer et, si nécessaire, de contrôler leurs chaînes d’approvisionnement. Qui d’autre pourrait le faire ? Elles disposent en effet des relations et des informations pertinentes. La gestion du risque par l’assurance peut les aider, mais elle relève de leur responsabilité.

« La diligence est essentielle, souligne Christopher Bonnet, directeur Environnement, Social et Gouvernance (ESG) chez AGCS. « Les entreprises peuvent mettre en place des politiques et la gestion du risque par l’assurance peut les y aider, si elles fournissent un audit de leur système d’approvisionnement. L’évaluation du risque peut alors détecter les failles et suggérer des solutions. »

Les entreprises ont intérêt à élaborer des politiques ou des déclarations que leurs fournisseurs seront tenus de respecter. Elles doivent explicitement interdire le travail des enfants, la traite des êtres humains, le travail forcé et autres formes d’exploitation humaine, tout en protégeant et en promouvant les droits de l’homme, ainsi que la santé et la sécurité au travail.

Les actionnaires et les clients sont beaucoup plus exigeants quant à la façon dont les entreprises exercent leurs activités et se conduisent, indique Shanil Williams, directeur mondial des lignes financières commerciales chez AGCS. Les conseils d’administration doivent agir de manière socialement responsable et s’assurer que les fournisseurs et prestataires de services en font autant.

  • Des secteurs aussi divers que le textile, l’alimentation et l’agriculture, l’électronique, la construction, l’hôtellerie et l’entretien ménager sont concernés par l’esclavage moderne. Toutes les activités économiques peuvent être touchées
  • Si le cadre réglementaire est strict dans la plupart des pays développés, il est difficile à appliquer et les condamnations sont faibles
  • Un cas d’exploitation humaine sur une chaîne d’approvisionnement peut être particulièrement préjudiciable à un dirigeant d’entreprise, car les actionnaires et les clients s’attendent au respect des obligations de diligence raisonnable en la matière
  • Les entreprises peuvent et doivent exiger contractuellement de leurs distributeurs et fournisseurs des rémunérations justes, des horaires de travail décents, un traitement humain et autres critères importants, avant d’entamer une relation commerciale

Les pays peuvent avoir des cadres réglementaires très différents. Certains, les mieux classés par l’OIT, sont dotés d’une législation impérative, progressiste et ambitieuse, comme les Pays-Bas, les États-Unis, le Royaume-Uni, la Suède ou la Belgique. Dans d’autres, les moins bien classés, la législation est pratiquement inexistante, comme en Corée du Nord, en Libye, en Érythrée, en République centrafricaine ou en Iran [6].

Cependant, le respect de la législation laisse à désirer. Le taux de condamnation est faible : en Europe, il a baissé de 25 % en 2016 par rapport à 2011 (742 en 2016 contre 988 en 2011), alors que le nombre de victimes identifiées s’est accru, passant de 4 248 à 4 429 sur la même période [7]. Une étude du groupe de surveillance britannique Know The Chain a révélé que d’après les informations et la communication de 102 entreprises, seules 14 se conformaient aux exigences minimales de la loi britannique sur l’esclavage moderne de 2015 [8].

Si les États-Unis ont fait beaucoup pour lutter contre l’esclavage moderne, le Royaume-Uni a adopté la législation la plus stricte, et de loin, exigeant des entreprises, dont le chiffre d’affaires mondial est supérieur à 36 millions de livres sterling (44 millions de dollars), qu’elles divulguent les mesures prises pour identifier et combattre l’esclavage et la traite des êtres humains sur leurs chaînes d’approvisionnement.

Cette loi introduit une nouvelle obligation d’information en matière de transparence des entreprises, qui pourrait engager la responsabilité des dirigeants s’ils n’agissent pas avec vigilance, compétence et diligence raisonnable, lorsqu’ils ont approuvé une déclaration de transparence, ou s’ils n’ont pas de procédures appropriées ou un cadre de gestion du risque pour surveiller et corriger tout problème particulier, indique Shanil Williams.

Toutefois, cette loi n’a pas réellement permis le changement souhaité. Une évaluation annuelle des déclarations de transparence des cent premières sociétés cotées à la Bourse de Londres (indice FTSE 100), réalisée par le Business & Human Rights Resource Center (BHRRC) en 2018, a montré que, la majorité des déclarations de transparence restent vagues et générales, ou omettent des informations essentielles [9].

En France, une loi adoptée en 2017 instaure un devoir de vigilance pour les entreprises et les sous-traitants, qui sont tenus de publier leurs plans annuels destinés à atténuer les risques en matière d’environnement, de droits humains, de santé et de sécurité [10]. En Australie, une loi semblable à celle du Royaume-Uni, adoptée à la fin 2018, oblige les entreprises dont le chiffre d’affaires est supérieur à 100 millions de dollars australiens (67,7 millions de dollars américains) à publier un rapport annuel sur les risques d’esclavage moderne sur leur chaîne d’approvisionnement, ainsi qu’un plan détaillé pour y remédier [11].

Au Brésil, une ‘liste noire’ énumère les entreprises qui recourent à des formes d’esclavage moderne et les exclut des marchés publics. Enfin, dans l’État de Californie, une loi relative à la transparence des chaînes d’approvisionnement oblige tout distributeur ou fabricant passant contrat avec l’État, et dont le chiffre d’affaires brut annuel mondial est supérieur à 100 millions de dollars, à vérifier l’absence d’exploitation humaine sur sa chaîne d’approvisionnement, à mener des audits annuels de ses fournisseurs, à responsabiliser ses salariés et sous-traitants, et à former ses responsables et ses équipes d’achats. Néanmoins, ces législations ne sont efficaces que si elles sont dûment appliquées.

Ainsi, les entreprises agroalimentaires Nestlé, Hershey et Mars font toujours l’objet d’accusations en matière de travail forcé et de conditions de travail des enfants sur leurs chaînes d’approvisionnement. Chacune d’elles a été ou est encore impliquée dans des affaires judiciaires, dont une action de groupe intentée à Toronto contre Hershey pour un montant de 550 millions de dollars. Mais la majorité des actions en justice aboutissent à un non-lieu, car il est extrêmement difficile de prouver la négligence et de trouver le véritable coupable sur une chaîne d’approvisionnement rapide [12].

Dans de nombreux pays, les dispositions législatives et les codes de gouvernance exigent également beaucoup plus de transparence et de responsabilité des fournisseurs en termes d’information sur les mesures prises pour lutter contre la traite des êtres humains et l’esclavage moderne.

Les enfants sont contraints de contribuer aux exploitations minières de subsistance dans la région de Kailo, en République démocratique du Congo. Source: WikiMedia Commons

« Imaginons un grand fabricant international travaillant avec de nombreux sous-traitants de rang 2, 3, 4 ou plus, à travers le monde, » explique Christopher Bonnet, au sujet des différents niveaux de la chaîne d’approvisionnement, où le sous-traitant de premier rang est un fournisseur direct et les sous-traitants de rang 2 et plus sont fournisseurs du premier sous-traitant, mais non du fabricant. « Il peut être très compliqué de savoir exactement ce que fait chaque fournisseur et s’il exploite ou non ses salariés. Les équipes RH et ESG peuvent éprouver des difficultés pour déterminer la non-conformité des politiques et des procédures. »

La principale conséquence d’un cas d’exploitation humaine sur la chaîne d’approvisionnement d’une entreprise sera, outre le risque de responsabilité civile liée aux relations avec les fournisseurs, une atteinte à la réputation. On constate en effet une progression des actions de défense des consommateurs, des mobilisations de l’opinion, des initiatives sur les réseaux sociaux et même des pratiques de dénonciation (public-shaming), souvent menées par des organisations non-gouvernementales dans le but de sensibiliser le public. Il s’est aussi produit une hausse des actions civiles à visée stratégique. Les dommages financiers et les atteintes à la réputation influant sur le comportement des consommateurs et des investisseurs contribuent à la prise de conscience… et à la probité des entreprises.

« Il est important que l’ensemble des dirigeants, du conseil d’administration aux cadres moyens, comprennent pleinement la nécessité de se conformer aux réglementations et prennent même l’initiative de contrôler leurs propres politiques et procédures, » ajoute Christopher Bonnet. « Il s’agit de formuler une politique indiquant de manière explicite que l’entreprise ne tolérera aucun défaut de conformité aux dispositions sur l’esclavage et l’exploitation humaine sur sa chaîne d’approvisionnement, et que si un tel défaut était détecté, elle prendrait les mesures qui s’imposent. »

« A l’heure où les autorités de régulation et d’enquête portent une attention sans précédent à la responsabilité personnelle des administrateurs, les questions telles que l’esclavage sur la chaîne d’approvisionnement pourraient créer des problèmes majeurs pour les dirigeants, si ce sujet d’envergure mondiale n’est pas traité. »

« Nous pouvons nous attendre à une application plus rigoureuse de la législation en matière de droits de l’homme et à des répercussions dans la société. Les exigences de transparence à l’égard des administrateurs, concernant les chaînes d’approvisionnement, seront également renforcées. Les entreprises devront gérer ce risque, notamment par des audits de leur chaîne d’approvisionnement et des contrôles de diligence raisonnable de leurs fournisseurs. »

Pour ce faire, une entreprise pourra mettre l’accent sur la transparence de sa chaîne d’approvisionnement : exiger contractuellement de ses distributeurs et fournisseurs des rémunérations justes, des horaires de travail décents, un traitement humain et autres critères importants, avant d’entamer une relation commerciale. En établissant les mécanismes nécessaires pour traiter les manquements, les entreprises pourront se mettre en conformité et être transparentes vis-à-vis de leurs clients, distributeurs, fournisseurs et investisseurs.  

« Il est très difficile d’identifier les risques potentiels, » souligne Christopher Bonnet. « Une garantie de responsabilité civile est donc une première étape indispensable. Les déclarations de politique sont des documents formels sur lesquels il est possible de s’appuyer. Elles permettent d’envoyer un message clair à tous les fournisseurs, qui ne sont pas toujours en conformité. »

Ainsi, AGCS dispose d’une procédure d’analyse de l’intégrité des distributeurs, portant sur la prévention de la corruption active et passive et autres formes de non-conformité, dont l’esclavage moderne, la traite des êtres humains et le travail des enfants. Elle a également mis en place un code de conduite pour les distributeurs conforme au Pacte mondial des Nations unies, aux droits fondamentaux et aux normes de l’OIT. AGCS possède un système d’assurance qualité et effectue des audits réguliers du dispositif interne chargé de contrôler les différents types de risques mondiaux.

Lorsqu’une infraction est détectée, il importe d’agir. L’entreprise peut déclarer publiquement qu’elle ne tolérera pas une violation de son code de conduite par ses fournisseurs, et s’engager à évaluer régulièrement ses fournisseurs par des auditeurs internes et indépendants pour contrôler leur conformité et améliorations. Les déclarations de transparence doivent être publiques, approuvées par le conseil d’administration et signées par un administrateur. Toutefois, malgré les exigences et les dispositions légales, 34 % des entreprises interrogées en 2017 par le Chartered Institute of Procurement and Supply (CIPS) et tenues de publier une déclaration contre l’esclavage moderne, conformément à la loi britannique, ne l’avaient pas fait. En outre, 37 % des professionnels de la chaîne d’approvisionnement travaillant pour les entreprises tenues de publier une déclaration n’avaient pas lu les dispositions légales [13]. En dernière analyse, l’autorégulation est essentielle.

Lorsqu’une entreprise ne prend pas les mesures appropriées pour éradiquer l’exploitation humaine de ses chaînes d’approvisionnement, ses actionnaires peuvent aussi former une demande en justice contre les administrateurs (derivative suit). Étant donné le nombre croissant de sinistres en responsabilité civile des dirigeants liés à des atteintes à la réputation ou à des manquements aux obligations d’information, cette question reste préoccupante, conclut Shanil Williams.

Travail forcé – travail effectué contre son gré ou dans des situations de contrainte, telles que la servitude pour dettes, la limitation de la liberté d’aller et venir ou l’exploitation sexuelle (environ 24,9 millions de personnes dans le monde).

Esclavage moderne – situation ou état d’une personne sur laquelle un ou plusieurs des pouvoirs attachés au droit de propriété sont exercés, à savoir notamment la servitude pour dettes, le servage, la vente de femmes à marier, la remise d’enfants par leurs parents ou tuteurs à d’autres personnes pour l’exploitation de leur travail, ainsi que la traite des êtres humains (environ 40 millions de personnes dans le monde dont 25 % sont des enfants).

Entemploi des enfants – toute forme de production effectuée par des enfants âgés de moins de 17 ans, y compris dans l’économie formelle ou informelle, au sein ou en dehors du cadre familial, contre une rémunération ou un avantage, et travail domestique effectué en dehors du foyer pour un employeur (environ 218 millions d’enfants dans le monde).

Source: WikiMedia Commons.

Travail des enfants – emploi des enfants autorisé pour des travaux légers, d’une durée limitée, et emploi des enfants possédant l’âge minimum non classé parmi les pires formes de travail des enfants ou, notamment, parmi les formes de travail dangereuses. Les pires formes sont l’esclavage, la traite des êtres humains, la servitude pour dettes et le servage, le travail forcé ou obligatoire (y compris dans un conflit armé), l’exploitation sexuelle et la production ou le trafic de stupéfiants (environ 152,4 millions d’enfants âgés de 5 à 17 ans dans le monde, dont 64 millions de filles et 88 millions de garçons).

Travail dangereux des enfants – travail de nuit, travail d’une durée excessive, violence physique, psychologique ou sexuelle ; travail en souterrain, sous l’eau, à des hauteurs dangereuses ou dans des espaces confinés ; travail avec des machines, équipements et outils dangereux ou impliquant la manutention ou le transport manuels de charges lourdes ; travail dans un environnement malsain (environ 73 millions d’enfants dans le monde).

Source: Organisation Internationale du Travail, 2018

Christopher Bonnet: christopher.bonnet@allianz.com

Shanil Williams: shanil.williams@allianz.com

[1] US Department of Labor, Child labor in the production of cocoa, 2017
[2] Wilson Center, Africa Up Close, Child Labor in African Mines: Where Are We Now?, 20 Juillet 2016
[3] OIT
[4] The Economist, Supply chains based on modern slavery may reach into the West, 19 Juillet 2018
[5] Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, 2011
[6] OIT, Indice mondial de l’esclavage 2018
[7] The Guardian, Trafficking convictions fall 25% despite rising number of victims in Europe, 8 Janvier 2019
[8] Know The Chain, What progress have companies made under the UK Modern Slavery Act?,  25 Mars 2018
[9] Business & Human Rights Resource Centre, FTSE 100 & the UK Modern Slavery Act: From Disclosure to Action, 2019 
[10] OIT
[11] The Conversation, At last, Australia has a Modern Slavery Act, Here's what you'll need to know, 2 Décembre 2018
[12] Now, Slaves to chocolate: The child labor in your Hershey‘s bar, 7 Mars 2019
[13] Supply Management, Third of firms fail to comply with slavery law, 6 Septembre 2017
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